Un poème de Jacques Higelin envoyé par Sonia
L’emploi du temps
Ça fait deux cent vingt-huit saisons
Que j’emploie mon temps à gâcher le temps
De ceux qui courent après le temps
Le temps à gagner ou à perdre
Que j’emploie le temps à contretemps
Du temps imposé par autrui
Et que je décompte le temps
En temps qui détend
En temps qui détruit
Ça fait vingt mille huit cent cinq jours
Que j’emploie mon temps à débaucher
Les fées nourricières pas tentées
Par les basses besognes ménagères
Que j’emploie mon temps à mélanger
Les équations du temps perdu
Dans le grand mixeur à pensées
De mes rêveries solitaires
Ça fait bien quatre cent vingt dix-neuf mille
Et trois cent vingt heures
Que j’emploie mon temps à le remonter
Dans le sens contraire des aiguilles
A tricoter le tic-tac du temps
De la dictature métronomique
Que j’emploie le temps qui m’est compté
A fausser les dents des rouages
Du mécanisme
Du mécanisme des outrages
Anthropophages du temps
Ça fait vingt-neuf millions neuf cent
Cinquante-neuf mille deux cents minutes
Que j’emploie mon temps à faire des gammes
Des entrechats, des symphonies
Sur le corps désiré des femmes
Aimantes, aimables
Amantes
Amies
Que j’emploie mon temps à entretenir
Le feu sacré de la passion
Des jeux d’ivresse et de désir
Dans les jardins de la paresse
Ça fait déjà un milliard sept cent
Quatre-vingt dix-sept millions
Cinq cent cinquante-deux mille secondes
Que les battements de mon coeur soutiennent
Obstinément et sans faiblir
Mon fol acharnement à jouir
Des hauts et bas de l’existence
Et à présent
Avant
Que la grande faucheuse
Dans le livre d’or du passage
De l’instant à l’éternité
Que la grande faucheuse n’efface
Les noms, les dates, les lieux, les traces
Du temps de vivre qui m’est compté
J’emploie
Le temps qui passe
A laisser ma carcasse
Funambuler sur les passerelles
Des lignes de portées musicales
Flâner entre les intervalles
Des méridiens, des parallèles
Entre les deux calottes glaciaires
De ma planète désaxée
A la ployer aux exigences intemporelles
De l’art de vivre
De l’art d’aimer
A déployer mon corps astral
Dans les dédales interstellaires
Sur l’onde des champs magnétiques
De la chorale des hémisphères
Et me voilà, poussière d’étoile
Entraîné par les engrenages
Du carillon de la grande horloge
Métaphysique
Dans la spirale des galaxies
Où le temps se décompte en milliards
De milliards, milliards, milliards, milliards,
Milliards, milliards d’années-lumière